Le voile est d’abord un outil de travail utilisé partout à travers le monde depuis la fin des temps. Les femmes, en particulier, qui ont généralement une chevelure abondante, en font grand usage. On ne s’étonne pas qu’au théâtre, on coiffe la sagace Sagouine d’un voile qui affirme son statut de besogneuse avant d’être une coquette.
J’imagine mal aussi qu’on puisse marcher dans le désert sans ce fichu si efficace et si simple. Les Bédouins n’avancent-ils pas contre le vent, laissant à peine apparaître leurs yeux, la tête, le cou et le corps complètement recouverts?
Le voile sert aussi à donner de l’éclat à l’ensemble de l’habillement. Il donne de la hauteur, de la couleur, des motifs et de l’élégance. La vie sans le voile serait plus terne!
Avec le temps, par ailleurs, le voile a aussi servi à manifester la discrétion de son apparence et à éviter le regard séducteur. On entre alors, dans un tout autre monde. Outil de travail et de protection physique, il est devenu un outil de protection clanique. La femme ne devait pas être désirée par un autre membre de la famille, du clan ou de la tribu afin de protéger la lignée et l’identité du groupe. Il faut savoir que l’identité du groupe garantit les bases de la solidarité dans la survie. La survie n’est pas possible sans la solidarité et la solidarité tient à l’identité du groupe.
D’autre part, certains groupes sont devenus avec le temps très ombrageux quand il s’agit d’exposer les femmes à la présence d’étrangers. Les femmes, passages obligés pour la reproduction de l’espèce, devenaient des forteresses à protéger solidement. Il ne faut pas s’étonner que le mot barbare (barbaros en grec) qui voulait seulement dire étranger est devenu signe de méchanceté, de danger, d’agression, d’un manque d’éducation et de classe et pour être plus précis d’un manque de caste…
Pascal Quignard raconte dans « Le sexe et l’effroi » que « tout est permis aux femmes pour peu qu’elles ne soient pas encore mères ou qu’elles ne le deviennent jamais. […] La “castitas”, c’est l’intégrité de la “caste” qui résulte de celles qui portent l’embryon. »[1] La chasteté tout à coup prend une tout autre couleur : « castitas » devient le droit de la caste à protéger sa lignée, sa semence…
On sous-estime souvent ce que représente la protection de la lignée aujourd’hui. Ce fut très important et ce l’est encore pour les familles royales. Dans ce monde, on ne couche pas avec n’importe qui… Mais aussi, dans plusieurs cultures, on est très exigeant sur qui se marie avec qui. Il y a plusieurs protocoles qui doivent être respectés à la lettre. Les mariages « arrangés » font partie de ces protocoles. Le voile vient rappeler cette exigence clanique. Il n’est pas d’abord un signe religieux. Cependant, comme l’interdiction de manger du porc qui était avant tout une prescription hygiénique – on craignait les toxines du porc parce qu’il se nourrissait de tout, souvent d’ailleurs des déchets de l’homme… – est devenue un interdit religieux, le voile s’ajouta lui aussi peu à peu dans ces règles et croyances. Dans l’histoire humaine, il arrive souvent qu’on investit de l’aura du sacré des pratiques ordinaires qu’on veut rendre impératives. Par les craintes qu’il suscite, le religieux est un excellent vecteur d’autorité, qui d’ailleurs, on le sait, ira trop souvent jusqu’à l’oppression.
Derrière le voile, se cachent donc, bien au-delà de son utilité, des enjeux de sociétés dont on ne soupçonne pas l’ampleur. J’aurais aimé entendre dans le débat actuel des anthropologues prendre la parole et nous instruire sur tous ces sujets. Il est encore temps de le faire. Mes courtes observations font appel à ces savants pour qu’ils nous éclairent sur la complexité de ce dont nous débattons, trop souvent en toute ignorance.
[1] Pascal Quignard. Le sexe et l’effroi. Gallimard, 1994. Coll. Folio no 2839, page 27.